La Suisse inconnue

Victor Tissot

Récit d’un voyage au plus profond des Alpes suisses, à pied, en diligence ou à dos de mulet.

Sommets enneigés, accortes servantes et ours féroces, votations, Guillaume Tell et fontaines de village, légendes, anecdotes, comme toujours Tissot est intarissable sur tout, pour le plus grand plaisir du lecteur.

Une seule chose marque de son absence éclatante ces paysages encore intacts : le ski.

Une Suisse décidément bien inconnue, et surprenante.

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ISBN : 978-2-491445-63-8
9782491445638 23,00 €
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ISBN : 978-2-491445-64-5
9782491445645 5,49 €
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Des faucheurs, les uns en camisole grise à capuchon, les autres recouverts d’une peau de mouton ou de chèvre, sont comme suspendus dans les rochers qui emprisonnent la vallée. Avec ma jumelle, je les vois, penchés sur le précipice, fauchant quelques touffes d’herbe là où les chèvres elles-mêmes ne pourraient pas grimper. Le faucheur est un type à part dans ce monde des Alpes, si pittoresque et si curieux. Comme le chasseur de chamois et le chasseur de plantes, il est habitué à tous les périls de la montagne, il brave la mort dix fois en un jour. La veille de l’ouverture du fauchage, fixée par un décret spécial, il prend congé, peut-être pour la dernière fois, de sa femme et ses enfants. Sa faux sur l’épaule, armé de son bâton ferré, muni de ses crampons, un drap ou un filet roulé sur son sac, il part à minuit afin que l’aube le trouve à la besogne. Pendant les deux mois de la fenaison, il ne redescend au village que trois ou quatre fois, pour renouveler son linge et ses provisions.

Dans ces solitudes escarpées, qui ne semblent accessibles qu’aux chamois et aux aigles, la vie de l’homme est si exposée, les accidents sont si fréquents, qu’une loi défend qu’il y ait plus d’un faucheur par famille. Une pierre roulante, une tempête de neige, un vertige, il n’en faut pas plus pour faire une victime. À ce dur et périlleux métier, un faucheur des Alpes gagne de trois à cinq francs par jour, nourriture non comprise. Et lorsque les chalets sont trop éloignés, c’est sous un rocher en saillie qu’il cherche un gîte et passe la nuit.

À Samaden, vous trouvez la vieille maison engadinoise, d’un style sévère, d’une architecture bizarre, vraie maison de guerre aux murs épais de forteresse, aux fenêtres allongées en meurtrière, à la porte en voûte, formant un vestibule étroit et sombre comme une poterne. Le logis, la grange et l’étable sont abrités derrière les mêmes murs, contre le même ennemi, le terrible hiver, qui commence son siège au mois d’octobre et ne le lève qu’au mois de juin. Un grand poêle de faïence montant jusqu’au plafond chauffe la chambre commune, où vit la famille, au milieu des portraits des ancêtres qui se détachent, dans leurs cadres noirs, sur les beaux lambris de mélèze ou d’arolle aux tons luisants et rouges de vieil acajou. Derrière le poêle, un escalier conduit à une sorte de cachette dissimulée par de petits rideaux, sorte de grand lit breton suspendu comme une cage, et où, pendant les froids rigoureux, le mari et la femme se glissent et se blottissent, se pelotonnent et se réchauffent, pareils à deux marmottes. La cuisine, à l’énorme cheminée entrecroisée de perches auxquelles sont suspendues des choses appétissantes et joyeuses, des victuailles fumées, des saucissons, des jambons, des pans de lard, est noire comme une caverne que l’âtre illumine à l’heure des repas.