La vie errante que je mène depuis quarante ans et plus, m’ayant donné occasion de voir et visiter plusieurs fois, et de plusieurs façons, la plus grande partie des provinces de ce royaume, tantôt seul avec mes domestiques, et tantôt en compagnie de quelques ingénieurs, j’ai souvent eu l’occasion de donner carrière à mes réflexions, et de remarquer le bon et le mauvais des pays ; d’en examiner l’état et la situation, et celui des peuples, dont la pauvreté ayant souvent excité ma compassion, m’a donné lieu d’en rechercher la cause. Ce qu’ayant fait avec beaucoup de soin, j’ai trouvé qu’elle répondait parfaitement à ce qu’en avait écrit l’auteur du Détail de la France, qui a développé et mis au jour fort naturellement les abus et mal-façons qui se pratiquent dans l’imposition et la levée des Tailles, des Aides et des Douanes provinciales. Il serait à souhaiter qu’il en eût autant fait des Affaires extraordinaires, de la Capitation, et du prodigieux nombre d’Exempts qu’il y a présentement dans le royaume, qui ne lui ont guère moins causé de mal que les trois autres, qu’il nous a si bien dépeints. Il est certain que ce mal est poussé à l’excès, et que si l’on n’y remédie, le menu peuple tombera dans une extrémité dont il ne se relèvera jamais ; les grands chemins de la campagne, et les rues des villes et des bourgs étant pleins de mendiants, que la faim et la nudité chassent de chez eux.
Par toutes les recherches que j’ai pu faire, depuis plusieurs années que je m’y applique, j’ai fort bien remarqué que dans ces derniers temps, près de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité, et mendie effectivement ; que des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l’aumône à celle-là, parce qu’eux-mêmes sont réduits, à très peu de choses près, à cette malheureuse condition ; que des quatre autres parties qui restent, les trois sont fort malaisées, et embarrassées de dettes et de procès ; et que dans la dixième, où je mets tous les gens d’épée, de robe, ecclésiastiques et laïques, toute la noblesse haute, la noblesse distinguée, et les gens en charge militaire et civile, les bons marchands, les bourgeois rentés et les plus accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles ; et je ne croirais pas mentir quand je dirai qu’il n’y en a pas dix mille, petites ou grandes, qu’on puisse dire être fort à leur aise ; et qui en ôterait les gens d’affaires, leurs alliés et adhérents couverts et découverts, et ceux que le roi soutient par ses bienfaits, quelques marchands, etc., je m’assure que le reste serait en petit nombre.