On lui avait servi une énorme et bouillante écuellée de soupe aux raves, qu’il avalait avec un sang-froid d’autant plus phénoménal que les bulles rapides du calorique occasionnaient, en se dégageant, une véritable tempête sur la surface et dans l’atmosphère de la gamelle, et qu’on entendait distinctement bouillonner la portion de potage déjà absorbée dans les profondeurs gastriques du consommateur.
Tout à coup, notre intrépide mangeur s’arrête. Il vient de soulever, au bout de sa cuillère, un ingrédient de forme étrange qui, même en Marche, où l’on n’est pas difficile, n’entre, d’ordinaire, dans le condiment d’aucun ragoût.
Vérification faite, ce n’est autre chose que l’un des souliers de la petite fille du logis, un peu déformé par l’usure et les nombreux bouillons qu’il a courus.
Cependant le maçon s’était tranquillement tourné du côté de Mme Marchibaut, et tout en lui montrant la pantoufle emmanchée dans sa cuillère, l’avait interpellée de la manière suivante :
– Dites donc, la bourgeoise, voilà qui n’en est pas, j’espère ?
– Ah, sainte Vierge ! s’écria l’hôtesse toute confuse, c’est le soulier de la Cécile qu’elle aura laissé tomber dans la marmite ; excusez donc, allez mon ami, cela n’est pas propre.
– Ça n’est pas tant que ça n’est pas propre, reprit stoïquement le brave jeune homme, mais c’est que ça tient de la place.
Alfred Laisnel de la Salle
Germain (dit Alfred) Laisnel de la Salle – Lacs (Indre) 22 mars 1801 ; Neuilly-sur-Seine, 22 août 1870.
Le seigneur de Cosnay, sur la commune de Lacs, près de La Châtre, a toujours été un observateur attentif, amusé et bienveillant des moeurs de son temps. Du dernier des valets de ferme jusqu’à ses collègues députés à Paris, il a eu l’occasion de fréquenter toutes les couches de la société, et pendant des années, il a pris le plus grand plaisir à coucher sur le papier ses savoureuses observations. Grand ami de George Sand, il partageait avec elle la passion des traditions et des légendes du Berry, qui lui ont donné la matière de plusieurs ouvrages.
Introduction
Première partie : Vie provinciale sous Louis-Philippe, 1830 à 1845
I. Les paysans du Berry
II. Les petits ménageots
III. De quelques prix des choses
IV. Croyances et superstitions
V. Échos du village
VI. Choses et autres
VII. Jean Lan-ya
VIII. Les bécasses de M. Duplan
IX. Un retour d’élection en 1837
X. George Sand (page intime)
XI. Un scrutin champêtre
XII. À M. Édouard de Vasson.
XIII. À Mme Clémence L.
XIV. Voyage à Paris en 1839
XV. Les méchancetés d’une lune rousse
XVI. Orage et grêle au château
XVII. Orage et grêle au village
XVIII. Antiquités locales
XIX. Un banquet patriotique en 1839
XX. Scène de jury en 1839
XXI. Le général Bertrand
XXII. Chômage et misère en 1841
XXIII. Disette et troubles
XXIV. Famine. – Humanité. – Un rapprochement
XXV. Aubrun l’entêté
XXVI. La soupe aux souliers
XXVII. Une rouerie électorale
XXVIII. Des chèvres et de M. Muret
XXIX. Le pont de Cosnay
XXX. Pierre Lancelot
Appendice
I. Eugène et Guillaume ou l’homme cuit
II. Le retour du vieux drapeau
III. Un autographe
IV. Le sorcier malgré lui
Deuxième partie : Vie provinciale au XVIIIe siècle
Préambule
I. De l’état-civil avant la Révolution
II. Sépulture dans les églises
III. Passe-temps provinciaux
IV. La haute bourgeoisie
V. La chapelle de Cosnay
VI. La fin d’un monde
VII. Les brigands de 1789
VIII. Terroristes et Girondins (1793)