Je me rendais aussi parfois à la cour de la reine Marguerite, dans l’hôtel qui portait son nom. Là, j’assistai à plusieurs ballets et mascarades, dans lesquels la reine me faisait la faveur de me placer près de son fauteuil, non sans exciter l’étonnement et l’envie de plusieurs de ceux qui avaient ordinairement cet honneur.
Je vais raconter un incident qui survint pendant une de ces fêtes. Tout étant prêt pour le ballet, et chacun à sa place, j’étais moi-même à côté de la reine, dans l’attente de l’entrée des danseurs, lorsqu’on frappa à la porte plus bruyamment que, selon moi, la politesse ne le permettait ; un homme entra alors et j’entendis à l’instant murmurer parmi les dames : « C’est M. de Balagny. » Je vis aussitôt les dames et les demoiselles lui faire fête à l’envi et l’inviter à s’asseoir auprès d’elles, et qui plus est, quand l’une l’avait eu un instant à ses côtés, l’autre s’écriait aussitôt : « Vous l’avez eu assez longtemps ! à présent c’est à mon tour. » Quoique étonné de la hardiesse de ces démonstrations, je le fus encore davantage en voyant que ce personnage n’était que d’une beauté fort ordinaire : ses cheveux coupés très court grisonnaient déjà, son pourpoint était de haire, taillé sur sa chemise, et son haut-de-chausses d’un simple drap gris.
Je demandai aux assistants qui il était ; on me répondit que c’était un des plus braves hommes du monde, puisqu’il avait tué en duel huit ou neuf gentilshommes, et que c’était pour cela que les dames le tenaient en si grande estime. Les femmes françaises affectionnent par-dessus tout les braves et pensent qu’elles ne peuvent pas en aimer d’autres sans compromettre leur réputation.
Édouard Herbert de Cherbury
Édouard d’Herbert de Cherbury, 3 mars 1582, Eyton on Severn ; 20 octobre 1648, Londres.
Issu d’une famille d’ancienne noblesse anglo-galloise, cet aîné de dix enfants montra très tôt des goûts pour la littérature et la poésie. Comme tout fils aîné de l’aristocratie il ne fut pas en reste pour prouver sa bravoure sur les champs de bataille, mais n’en fit pas carrière. De 1622 à 1624, il demeura à la cour de France en tant qu’ambassadeur d’Angleterre, plus spécialement chargé de faciliter le mariage du roi Charles Ier avec Henriette Marie de France, fille d’Henri IV. Connu comme « le père du déisme anglais », il laissa à la postérité un ouvrage de philosophie, De Veritate (De la vérité), encore étudié de nos jours.
Avertissement pour la première édition
Chapitre I
But et utilité de ces mémoires. – Histoire de ma famille ; ma naissance et ma première éducation. – Réflexions sur les facultés que Dieu a mises en nous. – Après la mort de mon père j’entre à l’Université. – Mon horreur pour le mensonge. – Je me marie à quinze ans. – Malgré mon mariage je poursuis le cours de mes études.
Chapitre II
Préceptes pour l’instruction complète d’un jeune gentilhomme. – Il doit passer en revue toutes les sciences et tous les arts : la médecine, la botanique, la morale, la logique, l’art oratoire, les auteurs grecs, la théologie, la philosophie, la civilité, la danse, l’escrime, la natation et l’équitation en usage pour la guerre. – Un gentilhomme ne doit s’adonner ni au jeu ni à la chasse à courre, ni aux courses de chevaux ; motifs qui doivent l’en détourner.
Chapitre III
Je m’établis à Londres avec ma mère. – Ma présentation à la reine Élisabeth. – Le roi Jacques Ier me fait chevalier du Bain. – Cérémonies de la réception dans cet ordre. – Je pars pour la France. – Mon séjour à Merlou chez le connétable de Montmorency. – Chasses au loup et au sanglier. – Curieuse réponse de M. d’Isancourt. – Description de Chantilly. – Je vais à la cour du roi Henri IV et à celle de la reine Marguerite. – M. de Balagny.
Chapitre IV
Retour en Angleterre. – Grand danger que je cours dans la traversée. – Le genet que m’avait donné le connétable. – Après quelque temps passé dans ma famille, je pars avec lord Chandos pour les Pays-Bas. – Siège de Juliers. L’armée française, commandée par M. de la Châtre. – Bravade de M. de Balagny. – Ma querelle avec lord de Walden. – Je provoque M. de Balagny. – Sir John Ayres tente de m’assassiner.
Chapitre V
Je retourne à l’armée du prince d’Orange. – Défi d’un Espagnol. – Ma visite au marquis de Spinola. – Je pars pour Venise et Florence. – Mon séjour à Rome. – Je reviens par Florence à Turin. – Je suis envoyé en France par le duc de Savoie. – Mon arrestation à Lyon par ordre du gouverneur. – Le duc de Montmorency m’accorde avec lui. – Je reviens aux Pays-Bas par Genève. – Gracieuse réception du prince d’Orange.
Chapitre VI
Affreuse traversée de Calais à Douvres. – Je tombe malade de la fièvre quarte. –Je suis nommé ambassadeur en France. – Mon arrivée à Paris. – Audiences du roi et de la reine. – Leur portrait. – Le duc de Luynes. – Second séjour à Merlou. – Mon aventure avec l’ambassadeur d’Espagne. – Le connétable de Lesdiguières.
Chapitre VII
Examen de conscience. – La société française. – Anne d’Autriche et le duc de Bellegarde. – La réforme en France. – Vive altercation avec M. de Luynes. – Mon rappel en Angleterre. – Je reviens à Paris. – Voyage du prince de Galles en Espagne. – M. de Puisieux. – Le P. Séguirand. – Intervention miraculeuse du ciel. – On négocie le mariage du prince de Galles avec Madame Henriette de France. – Je suis remplacé comme ambassadeur.
Chapitre VIII
Suite de la vie de lord Herbert. – Ses dépêches pendant son ambassade en France. – Il prend le parti du Parlement contre le roi Charles Ier. – Sa santé s’affaiblit. – Lettre à son frère. – Sa mort et son épitaphe. – Ses opinions religieuses. – Prière qu’il a composée. – Liste de ses ouvrages. – Ses poésies. –Jugement sur son caractère et ses talents. – Son sang-froid au moment de la mort.